Vincent Dulom :
Percée
Pour l’exposition personnelle de Vincent Dulom, Percée, du 19 janvvier au 30 mars 2019, à L’ahah [Paris]
Cela fait longtemps que je n’écris plus (plus vraiment)
sur le travail des artistes, même les plus proches, celles et ceux dont les œuvres
me laissent toujours coite, suffisamment coite (étonnée presque) pour que je
ressente la nécessité interne d’accéder par les mots aux images qui
m’apparaissent alors, de manière fugace. Des images mentales, faites d’intuitions
intellectuelles et de ressentis inarticulés, dont je pressens toutefois
qu’elles ne sont pas que surface(s), qu’elles possèderaient une profondeur à la
fois sensorielle et conceptuelle... Est-ce là un aveu d’échec ? Probablement.
Je préfère dorénavant accueillir le silence que ces œuvres créent en moi, quelque
chose d’un manque jouissif : ce à quoi je peine à accéder, qui se donne et se
dérobe immédiatement, ce que la peinture de Vincent Dulom opère et ce par où
elle opère, précisément – tout est là, rien est là, je vois tout, je ne vois rien,
je comprends tout, je ne comprends rien.
Et puis, il faudrait produire des textes critiques (c’est-à-dire, si l’on remonte la piste étymologique, des textes qui « trient »,
qui « passent au tamis »). Or, la peinture de Vincent Dulom est tamis. Elle pulvérise,
puis aimante à nouveau ses particules pigmentaires qui semblent emprunter une
voie soudain resserrée, et gonfler un flux devenu quasi visible. Faudrait-il
produire des textes analytiques, accompagnant la décomposition (« analysis
» en grec ancien) de cette pensée afin d’en isoler les composants, qu’ils
soient colorés ou idéels ? Cette peinture étant déjà sa propre critique,
sa propre analyse, je ne pourrais que souffler sur cette pulvérulence
afin de soulever un instant quelques lectures auxquelles celle-ci aurait pu me
renvoyer... Et par là, peut-être, pointer qu’en dépit de tout cela, la peinture
de Vincent Dulom échappe à la tautologie. Plus encore : ne se regarde jamais
elle-même en dépit de la surface vibratile qu’elle crée. Elle est au-delà du
regard interdit1, elle est ce face à quoi les regardeur·se·s
cherchent une position (entendons-là aussi le politique et/ou l’existentiel),
mais se voient contraint·e·s d’en changer constamment. On ne se mire pas dans la
peinture de Vincent Dulom qui, pourtant, pose, éminemment, la question du point
de vue. On regarde l’univers qui s’y donne sous sa forme physique. Une nuée de
particules élémentaires, quelques amas, beaucoup de vide.
Le hiéroglyphe du souffle2
Un jour, une amie commune3, avec laquelle lui
et moi échangeons nombre de fragments arrachés aux livres parcourus, m’a envoyé
par SMS, comme souvent, une citation du célèbre mathématicien, physicien,
philosophe et ingénieur français Henri Pointcarré (1854-1912). « Tout événement
est un brouillard de gouttes. » Je n’ai jamais retrouvé la source de cette
jolie formule, n’ai guère cherché avouons-le, tant la poésie météorologique de
la chose me suffisait. En revanche, j’ai cette phrase en tête depuis le début de
la préparation de Percée.
De même que les œuvres de Vincent Dulom s’inscrivent pleinement,
à mon sens, dans une histoire de la peinture occidentale (donc religieuse),
tout en refusant absolument l’affirmation d’une dimension symbolique (chacun·e
reste évidemment libre d’en voir une), et s’épanouissant dans un retrait
pudique des plus orientaux. Les nuées de l’artiste, toutes abstraites qu’elles
soient, ont quelque chose des nuages dont Hubert Damisch livra une théorie
inégalée (1972)4. Des signes, tout à la fois ponctuations (donc
respirations – souffles) et éléments d’une structure syntaxiques plus
large.
Non, pas d’une structure... Je me trompe. En réalité, le philosophe
et historien de l’art français (1928-2017) parle de « l’espace syntaxique » de
la peinture. Dans cet « art de la surface » où tout se joue dans l’étendue ou
inversement le cadre d’une fenêtre, d’une découverte (comme dans le
jargon du cinéma), Percée déploie une palette sémiotique riche.
Mais si voiles et halos concourent d’une même perspective
atmosphérique, ils n’organisent cependant pas de séquençages en plan, ni de simple
illusion d’une profondeur : ils ménagent l’intrusion de ce poudroiement dans
l’espace-temps même des regardeur·se·s, à l’avant du tableau. La couleur
diffuse au-delà des bords de la toile, de la feuille ; et quand elle paraît se
concentrer en son cœur, elle s’en détache pour flotter au-dessus et rester
accrochée au champ de vision, s’y heurtant et s’en éloignant, à la manière de
persistances rétiniennes, ces taches lumineuses aveugles.
Des taches de soleil, ou d’ombre
Comme le titre de cet étonnant recueil de notes du poète
et écrivain suisse (également traducteur et critique littéraire) Philippe
Jaccottet (né en 1925). Parce que je sais que L’artiste lit également l’auteur
de L’Ignorant (1958) et L’Obscurité (1961) puis À la lumière
d’hiver (1977) ou, plus récemment, Pensées sous les nuages (1983).
Ces « tâches de
soleil » menant à l’obscur, c’était aussi, pour moi, les corps gorgés de
chaleur de l’inénarrable Histoire de l’œil5 de l’écrivain français
Georges Bataille (1897-1962)5 – des « anus solaires »6, même. Elles
marqueraient l’incarnation, l’incarnat, dans une peinture dont la volatilité
dit la physique, et pas seulement (pas nécessairement) le spirituel, le
religieux. Elles auraient pointé, comme un rets de lumière frappant le sol d’un
édifice consacré, à la fois le divin et la douceur du jour – le tiraillement
des corps dans la peinture religieuse occidentale, pleine de tortures et
d’extases.
Cette tâche de soleil là, Vincent Dulom la refuserait, je
crois. Il ne goûterait guère la référence à Bataille. Pour autant, il ne
nierait pas, bien au contraire, la dimension profondément corporelle de sa
peinture, tant dans la chorégraphie mouvante qu’elle impose aux regardeur·se·s
que dans les images sensuelles que ces halos aux tonalités chaudes découverts
dans la pénombre peuvent convoquer : le souvenir des romans du prix Nobel de
littérature français Claude Simon (1913-2005) ou de La Femme des sables de l’écrivain, scénariste et dramaturge japonais Kôbô Abe (1924-1993)...
Même époque, mêmes scènes de sexe âpres et douloureuses, même
circularité entêtante du récit, le sable ou l’herbe qui râpe les corps,
l’éternel recommencement, ces sensations qui s’imposent comme un rayon de
soleil qui tape trop fort, ces sensations que l’on perd à peine a-t-on tenté de
s’en défendre, la main en visière devant les yeux. Un peu comme l’on doit négocier
avec la peinture de Vincent Dulom, qui s’impose puis disparaît. Et qui,
paradoxalement, à l’instar de l’ombre chez Max Milner, n’est pas le contraire du visible,
mais son envers.
Les transformations silencieuses7
Cette peinture est révélation, dans toute
l’ambiguïté de ce terme qui dit le retrait du voile mais laisse également entendre
sa remise en place, peut-être même par son revers, la face que l’on avait
découverte en le soulevant. Car le latin velare, voiler, s’adjoint le
préfixe re- et suggère tout à la fois le retrait et la réitération.
Révéler équivaudrait alors à re-voiler. Et il est vrai que le voile n’est
peut-être pas dissimulation, ni même brouillage, mais le filtre par lequel tout
ramener sur un même plan, une même surface et, ce faisant, tout donner à voir
en un même espace-temps – dans un tissage plus ou moins serré.
En cela (entre autres), la peinture de Vincent Dulom
ressortit à cette « image-phénomène » propre aux arts asiatiques qu’évoque le
philosophe et sinologue français François Jullien (né en 1951)8. Elle dialogue
particulièrement avec la peinture chinoise ; de même qu’elle fait de l’ombre un
exhausteur, à la manière des louanges que lui chante l’écrivain japonais Jun’ichirô
Tanizaki (1886-1965) dans un ouvrage resté célèbre... (N’oublions pas que la
pénombre agit dans la culture occidentale comme déclencheur de pulsion
scopique, du désir de vision et donc de connaissance, les deux notions étant – malheureusement
– étroitement liées depuis l’Antiquité gréco-romaine jusqu’aux Lumières, et
au-delà...). Il n’y aurait, de toutes manières, pas de surgissement sans
obscurité, pas d’événement sans horizon saturé. Or, la peinture de Vincent Dulom
est un surgissement. Sourd, à bas bruit, mais un surgissement. Non, elle est le
brouillard et le surgissement, en un même mouvement. À moins que ce soit celui
du corps des regardeur·se·s, en quête du bon point de vue – lequel n’existe pas,
fort heureusement.
Dans le retrait, dans la fluidité, dans l’infini
poudroiement, Vincent Dulom nous perd. Qu’elles jouent avec leurs bords, qu’elles
s’en gardent, les peintures de l’artiste se donnent, et s’échappent, comme
l’onde. Tout y est lié, il apparaît impossible de discerner le dessous du
dessus, donc l’avant de l’après, les particules pigmentaires deviennent des
particules d’espace-temps, passé présent et futur un même continuum de la
matière, et sur cette onde fuyante où tout est visible mais rien ne se
distingue, le ciel et la terre se rencontrent.
Marie Cantos, janvier 2019
1 Max Milner, On est prié de fermer les yeux. Le
regard interdit, coll. « Connaissance de l’Inconscient », Gallimard, Paris,
1991.
2 Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire
de la peinture, coll. « Sciences Humaines », Le Seuil, Paris, 1972, p.
177-311.
3 Il s’agit de l’artiste Estèla Alliaud (née en 1986).
4 Hubert Damisch, op.cit.
5 Georges Bataille, Histoire de l’œil, rééd., coll.
« L’imaginaire », Gallimard, Paris, 2017.
6 Georges Bataille, L’anus solaire, suivi de Sacrifices,
rééd., Éditions Lignes, Paris, 2011.
7 François Jullien, Les Transformations silencieuses.
Chantiers I, rééd., coll. « Biblio Essais Philosophie », Le Livre de Poche,
Paris, 2010.
8 François Jullien, La grande image n’a pas de forme.
À partir des Arts de peindre de la Chine ancienne, rééd., coll. « Points
Essais », no 619, Le Seuil/Points, Paris, 2009, p. 331-350.